36 Views of mount Brusilia
36 fois l’Empire State Brusilia
Le Mont Fuji n’est pas que le Mont Fuji, c’est une divinité.
Lorsque ce vieux fou de dessin d’Hokusai le représente à trente-six reprises dans les premières décennies du XIXe siècle, il observe bien moins un phénomène géologique qu’un point d’aimantation, un amer, un lieu attirant à lui tout l’espace et le temps, les paysages alentours, terres et mers, campagnes et embarcations.
Apparaissent sous toutes les saisons paysans et colporteurs,
pêcheurs grandioses et passants grotesques.
Le Mont Fuji n’est pas que le Mont Fuji,
c’est un œil à qui rien n’échappe,
une puissance tenant sous sa surveillance l’ensemble du manifesté.
Sous les flancs de ce témoin de l’absolu se déroulent des saynètes drolatiques ou inquiétantes.
Une explosion n’est pas à exclure, de même que la venue d’une vague rageuse.
Il rassure, on ne le perd pas de vue. Il épouvante, on se prosterne.
Les grues ont beau se hausser du bec, il les surmonte toujours de sa superbe.
Des bûcherons se reposent, on glisse entre les joncs d’un marécage, on pique-nique, on fume la pipe, on lance des cerfs-volants, on escalade, tout bouge, s’agite ou s’ensommeille,
mais seule cette pyramide lointaine, dressée en sa vaste solitude, semble immuable.
Le voilà qui tête le soleil, bien loin de la comédie humaine.
Les bambous le toisent, il n’en a cure, des dragons surgissent des eaux, mais peu importe pour lui la ronde des mystères, qui reste impassible dans la tourmente des jours.
C’est probablement l’idéogramme du mot star.
Le Mont Fuji n’est pas que le Mont Fuji,
c’est une série intitulée Trente-six vues de la Tour Eiffel
composée par le peintre et graveur Henri Rivière cent après son illustre devancier japonais.
Influencé par les modes de représentations occidentales, notamment la perspective, l’inaltérable roc d’Hokusai inspire à son tour les longs nez de l’Ouest, jusqu’au petit dernier, tombé sous le charme du haut immeuble de son quartier, Christopher de Béthune.
Non le Mont Fuji n’est pas que le Mont Fuji,
puisque c’est aussi une tour d’habitation bruxelloise photographiée trente-six fois,
sous toutes les saisons, et presque tous les angles.
C’est un menhir, bien en place, aspirant les éclairs, un monstre babélien,
une goutte d’eau dans l’océan du temps furieusement brassé.
L’oiseau de fer le virgule, sans effet sur sa stature de Commandeur.
Cyclope dressé sur le pont flottant du ciel,
le voilà qui disparaît dans la pluie d’atomes des brumes hivernales.
Il accueille et menace, pénètre le ciel, s’apprête à décoller.
De sa chambre, Christopher de Béthune le contemple tous les soirs.
Il en est obsédé, épris, amoureux.
La belle reste droite, roide, impassible, il tangue.
Elle disparaît, il est le plus malheureux des photographes.
Il est seul, rêve de l’étreindre, mais ses baisers sont de béton.
Brusilia n’est qu’une allumeuse.
Fabien Ribery